Femme et cuisine ne font pas bon ménage [Maxie môme]

Plutôt satisfait, j'observe l'agitation ordonnée qui, peu à peu, s'éteint, alors que l'heure avance. C'est parfait. Ce restaurant est réellement une perfection. Encore quelques petits efforts et nous auront une étoile de plus. Tout se déroule pour le mieux. Au début, il y a peut-être eu des hauts et des bas, mais aujourd'hui ... Rien ne va de travers, aucun incident ne vient jamais troubler ce lieu idéal. En même temps, la plupart des gens qui viennent ici détestent les scandales, donc ils ne risquent pas d'en provoquer.

Après avoir distribué quelques sourires charmeurs, faisant fondre les deux-trois quinquagénaires qui étaient là, je retourne en cuisine. Tout doit être parfait. Tout. Comme ce filet de vinaigres balsamique sur les tomates et la mozzarella qui ... Un filet ?! Je fonce droit sur le type en train d'assaisonner la salade. Je prends l'assiette et la lui fiche sous le nez.

- C'est pas un filet de vinaigre, ça. Ça, c'est une FLAQUE de vinaigre. Recommences.

Il prépare une autre assiette en tremblant. Et recommence. En vain. Bordel, je savais pas qu'j'avais engagé un incompétent pareil. Au bout de la huitième assiette, le type est carrément en crise. Mais rien à foutre. Je donne le boulot à faire à un autre, et je tends la main. D'abord, il ne comprend pas, et puis, quand ça fait enfin tilt dans son cerveau, son visage prend une expression pitoyable, alors que ses yeux ses remplissent de larmes. J'ignore ses "non, je vous en supplie, j'en ai besoin de ce boulot". J'ai autre chose à faire que de regarder un spectacle aussi lamentable.

- Ton tablier.

Après ce petit incident et le départ de cet imbécile, l'agitation reprends dans le restaurant, un poil plus modérée ceci dit. Personne ici ne tient à être renvoyé, alors ils effectuent tous leur travail plus qu'à la perfection. Et dire que j'ai failli servir una Insalata Caprese mal assaisonnée ... J'essaie de ne pas trop crier jusqu'à la fin de la soirée. Après que le dernier employé soit sorti, aux alentours de minuit, minuit et demi, je jette un dernier coup d’œil sur la cuisine luxurieuse et immaculée. Je fais ma petite routine - que je fais moi-même tous les soirs depuis le début -, et fais le tour, inspectant la propreté. Ils se sont vraiment appliqués. Je ferme la porte de derrière, puis éteins les lumières. Je sors dans la salle principale, plongée elle aussi dans l'obscurité.

Alors que je m'apprête à sortir, j'entends un bruit. Un bruit de verre brisé. J'ai bien vérifié toutes les issues, c'est quoi c'foutoir ?! Ce serait pas l'autre gamin que j'ai renvoyé qui ... Je reviens en courant dans la cuisine, et allume les lumières. Aveuglé, je vois un peu de fumée. Et une fille, de dos. Sans lui laisser le temps de réagir, je me jette sur elle, lui bloque les bras, et la coince contre une table. Elle essaie de se dégager, mais ... C'est qu'une femme. Et puis elle est dos à moi. J'attends qu'elle s'épuise se calme un peu, et je lui souffle à l'oreille :

- Tu as trente secondes pour m'expliquer ce que tu fichais là, ce qu'était cette fumée, et ce que foutent ces cendres par terre. Si tu me mens j'appelle les flics. Tu t'en sortira pas comme ça.

A la réflexion, je suis quasiment sûr de ne jamais l'avoir vue ici. Je connais un minimum et pas un maximum, 'tention la tête de mes employés quoi. Alors, elle, c'est quoi ? Une cambrioleuse ? Une psychopathe ?

Finalement la fille, apparemment plutôt énervée, me réponds - sans répondre à ma question, en fait encore un truc de femmes, ça -, d'un ton sec :


- Vous vous prenez pour qui ? Si vous voulez m'entendre, lâcher moi !

Hahaha ! Elle croit que je vais la lâcher comme ça ? Déjà, ça m'amuse de la voir se débattre et s'énerver. Ensuite, j'ai parfaitement conscience qu'elle représente un certain danger. J'sais toujours pas si elle est pyromane, cambrioleuse, assassin, ou juste saboteuse de belles cuisines. Peut-être que c'est une de mes nombreuses admiratrices, tout simplement. En même temps, qui n'admire pas le célèbre Angelo Fontelli ? Enfin, je suis pratiquement sûr de ne l'avoir jamais vue. Après s'être encore un peu agitée, elle recommence avec un :

- Libérez-moi !

Cette fois-ci, j'me permet un rire plus ou moins sinistre. Déjà, ça m'fait juste marrer qu'elle me demande ça. Comme si c'était moi le méchant dans l'histoire, quoi. Je tiens à mon restaurant, je tiens à ce qu'il reste en l'état quoi. Et puis même. Plus elle s'énervera, plus j'aurais de mal à me retenir. Ça m'a toujours amusé de voir une femme s'énerver, y'a franchement rien de plus cocasse. Surtout quand c'est une femme toute menue qui pense que parler sur un ton glacial peut me faire peur.

- Haha ... mais c'est toi qui m'demande pour qui j'me prends ? C'pas moi qui suis entré dans la cuisine de ton restau par effraction, que j'sache ?! Que ce soit bien clair, j'sais pas c'que t'es venue faire là, et tant qu'tu me l'auras pas dit, j'te lâcherais pas. J'ai tout mon temps, ma jolie.

Je l'ai déjà dit, mais il n'y a jamais, ou alors très peu de troubles dans mon restaurant. Je ne tolérerais pas qu'on détruise toutes ces années de travail pour en arriver à ce résultat. Je ne tolérerais pas le moindre petit incident. Et là, c'est loin d'être un simple "petit incident". Elle a plutôt intérêt d'avoir une explication valable, la petite, ou elle risque fort de finir au commissariat. C'pas parce qu'on a des beaux yeux qu'on peut se permettre de me nuire. Enfin, de là où je suis, précisément, j'ai plus le loisir d'examiner son cuir chevelu que ses yeux quoi.

Il faudrait aussi certainement que j'investisse dans un système de sécurité plus avancé. Si ça peut éviter ce genre de perturbations ... Et puis, j'ai franchement envie de fumer ma clope de la fin d'journée, alors si on pouvait abréger, là. J'tiens pas non plus à la livrer aux flics. Mais j'tiens quand même à savoir le pourquoi du comment d'sa présence aussi tard ici. Et puis y'a ce bruit de verre, cette fumée, ces cendres ... Soit elle est venue s'entraîner à cuisiner, soit c'est carrément bizarre.

Le truc, c'est qu'ça devient franchement de plus en plus bizarre ... L'instant d'avant, j'la maîtrisais parfaitement avec une clé de bras, et l'instant d'après, je suis à ... Un mètre d'elle ? J'sais pas quel art martial elle fait, mais ça fait peur.

- Excuser-moi, je vous avez dit de me libérer ! Vous vous demandez surement comment j'ai fait ça, je vous dirais juste que j'ai de la force, ça ne se voit pas sur moi physiquement.

C'est quand même un peu plus que de la force, quoi. Jamais vu un être humain faire ça, jamais entendu parler non plus. Alors, c'est quoi, un alien ? J'irais certainement pas croire une connerie pareille. Elle doit forcément avoir un teaser planqué sur elle ou un truc comme ça ... Elle me montre les cendres qui souillent le sol autrefois parfaitement immaculé de ma cuisine.

- Concernant ça, c'était déjà comme cela quand je suis rentrée. Mais je vais nettoyer votre cuisine.

Je reste sans voix, alors qu'elle prend un balai et réunis les cendres. C'était comme ça quand elle était rentrée ? Bien sûr. Dans ce cas, pourquoi a-t-elle décidé immédiatement de tout laver ?! En plus de ça, j'ai moi-même vérifié la propreté des moindres recoins de cette fichue cuisine. Et un truc aussi gros, en plein milieu, en plus j'm'en serais rendu compte, non ? Enfin bref, on m'la fait pas à moi. Je choisis de ne rien dire et de faire comme si j'la croyais. J'la regarde nettoyer. J'ai toujours adoré faire ça : regarder les autres faire. Mais j'sais pas ... elle doit bien s'douter que j'suis pas dupe, quand même ? Je jette un œil sur son sac à dos. Qui fait un bruit de métal et de verre. C'est louche. C'est vraiment louche, tout ça. Et puis, comme si ça ne suffisait pas comme ça, elle décide d'en rajouter une couche :

- Si je suis entrée dans votre cuisine, c'était pour... C'était pour voir les produits que vous aviez, j'ai beaucoup entendu parler de votre restaurant et comme j'aime bien faire la cuisine (enfin, si on veut), je voulais voir à quoi ressemble la vôtre.

Bien sûûûûûûr, et moi je suis le cuisinier personnel du Pape, c'est ça ? Mensonge sur mensonge. Elle me prend vraiment pour un con. J'ai presque envie d'appeler les flics et d'porter plainte, là, tout de suite. Enfin, pour le moment elle est inoffensive, elle passe juste le balai quoi. Cela dit, son excuse ne tient absolument pas debout. Rentrer dans un restau, de nuit, juste pour voir des produits ? Naaaaan. J'veux bien concevoir qu'on aime cuisiner, mais là c'est un peu excessif, non ? Je laisse échapper un soupir. C'est triste de devoir en arriver là, mais bon. Je sors une clope de ma poche - tant pis, j'la fumerais ici, d'façons j'compte bien jeter les cendres dehors, ça aérera -, prends le temps de l'allumer et de tirer une latte, et puis j'dis, calme :

- Vide ton sac à dos sans geste brusque. Ou j'te garantis que la prochaine fois qu'tu passeras le balai, ce sera derrière les barreaux dans une cellule miteuse.

A défaut d'avoir un flingue pour me donner de l'assurance, autant lui montrer que j'ai l'attitude sereine de celui qui maîtrise la situation.

Bon, quand j'disais qu'c'était bizarre, en fait, c'tait sans compter ce qu'elle sort de son sac. Au moins elle est obéissante la petite, elle a déjà compris ça, c'est bien. Et là, elle me déballe corde, bougies, allumettes, bouteille d'eau, fioles vides, et ... Un couteau. Pas un p'tit couteau de cuisine, non, le bon gros couteau qui peut servir, à la limite, à étrangler un sanglier. Ou un être humain. J'ai beau faire celui qui maîtrise totalement la situation, là, j'dois avouer que j'en perds le contrôle. Mais à quoi elle joue exactement ?! Elle est partisane d'une secte ou d'un truc tordu comme ça ? Ou alors, elle vient d'entrer à l'université, et c'est un bizutage ? Un pari avec des potes ? Elle a pas l'air bourrée, alors j'espère vraiment qu'ils ont misé une grosse somme pour qu'elle fasse ça. Mais même, toute cette mise en scène, c'est franchement incompréhensible.

- Vous êtes satisfait !  Maintenant que vous avez vu mes affaires, je peux les ranger ?

Si je suis satisfait ? Oui, bien sûr, tu viens d'me donner la preuve que t'es folle à lier, ma mignonne. J'sais bien qu'les femmes sont un peu tarées en général, mais y'a des limites quand même. Et maintenant que j'ai vu tes affaires, tu vas certainement pas les ranger, non, j'compte bien garder ces preuves de ta démence. Après avoir respiré un grand coup en fermant les yeux, elle me lance :

- Je suis vraiment désolée de vous avoir dérangée Monsieur, mais ce que je faisais ne regarde que moi. Disons que je vous protégeais !

J'hausse un sourcil. Maintenant qu'elle y est installée, j'arrive pas à enlever cette expression dubitative de mon visage. Elle me protégeait ? Là, y'a de quoi avoir peur ... Et puis, non, c'qu'elle faisait, ça regarde pas qu'elle. D'abord, c'est mon restaurant, c'est ma cuisine, donc ça va de soi que je sois le premier concerné, quoi. Surtout si une folle furieuse armée d'un couteau vient tout cramer.

- Monsieur, avez-vous de l'aspirine, j'ai très mal à la tête.

Je lui fais un sourire charmeur, le plus rassurant possible. Là, elle me donne une sacrée opportunité, quand même. Je lui fais un signe de tête pour qu'elle me suive, et je prends la clef de la réserve. J'allume la salle remplie de différentes sortes de pâtes, farines, coulis de tomates, huiles d'olives et autres denrées élémentaires dans un restaurant italien, et j'allume la petite lumière. Je me dirige vers le fond, tout en disant à la fille avec un clin d’œil :

- Suis-moi, tout ce qui est pharmacie est dans le fond. T'es pas la seule à avoir eu besoin d'aspirine dans ce restaurant.

Et pas que. J'ai même déjà eu des employés qui m'ont demandé des anti-dépresseurs. C'est pas un boulot si stressant que ça, pourtant, si ? J'lui montre l'étagère remplie de médicaments de toutes sortes.

- Fais-toi plaisir. Oh, faut que j'aille finir ma cigarette, désolé, j'reviens tout de suite.

La plantant là, je sors en prenant bien soin d'avoir une démarche naturelle. Puis je me dépêche de fermer la porte à clé. Voilà qui est fait. J'me sens à la fois soulagé, et à la fois mal à l'aise. J'fais quoi, maintenant ? Mes yeux se posent sur le livre, qu'elle a laissé en évidence sur le plan de travail, le temps d'aller chercher de l'aspirine. Bah ... Sûrement qu'il y aura des réponses, là-dedans. Alors qu'elle commence à donner des coups dans la porte - ah, elle a enfin compris qu'elle s'était faite avoir -, je prends le livre avec une étrange sensation. Pourtant, il a l'air d'être tout ce qu'il y a de plus normal. Je l'ouvre à une page au hasard, et je tombe sur un ramassis d'absurdités. Je comprends rien. Il est question de magie, d'énergie, de démons, et d'un tas d'autres trucs. Je le redis : je comprends rien. Je repose le livre sur la table, et rallume ma clope. M'adressant à la porte, je dis :

- Calme-toi ma jolie, j'finis de fumer et j'appelle les autorités compétentes. J'sais pas de quel asile tu t'es échappée, mais c'qui est sûr, c'est qu'ils doivent être à ta recherche à l'heure qu'il est.

Tout en fumant ma cigarette, je jette un regard vide sur ses affaires. Bon sang, qu'est-ce qu'on peut bien foutre avec tout ce bordel ?! Les bougies et allumettes font penser à une séance de spiritisme, alors que la corde, vu sa taille, fait plus penser à une tentative de suicide, le couteau, à une tentative de meurtre, et les fioles vides, j'en ai strictement aucune idée. Ça a juste aucun sens, quoi. J'en profite pour observer son couteau d'un peu plus près. Bien aiguisée, la bête. Une belle arme. J'vais jusqu'à la fenêtre d'évacuation, toujours avec sa lame entre les mains, et je jette ma clope dehors. Quand j'reviens à la porte de la réserve, j'entends la jeune fille dire, un peu plus qu'affolée :

- Attendez ! Je... Je vais vous dire la vérité, promis, mais je ne suis pas une folle ! Ecoutez-moi, je vous dis tout sur moi et... je vous aide au niveau de votre restaurant !

J'prends le temps de réfléchir avant de répondre. Peser le pour et le contre. Contre : j'sais toujours pas exactement c'qu'elle fichait là, j'sais toujours pas exactement quel danger elle représente. Si elle est juste folle ou juste assassin, quoi. Pour : j'ai un tablier et un poste de dispo, et puis, tant que j'garde son couteau et que j'la fouille tous les matins, ça peut s'faire non ? Comme ça j'pourrais la garder à l’œil tous les jours, et si vraiment elle s'avère être complètement dingue, j'pourrais toujours aller la livrer aux flics. Mouais. Et puis j'vais pas non plus avoir peur d'une gosse quoi. Alors que j'vais pour saisir le tablier du type que j'ai viré y'a quelques heures, la fille rajoute, avec quelque chose de désespéré dans la voix :

- S'il vous plait, je n'ai que 19 ans, je ne voulais pas vous faire du mal, sortez-moi de là, je vous en supplie.

Ouh là ... 19 ans ... C'est vraiment une gosse, en fait. Si j'avais décidé d'avoir une fille à 20 ans, c'est à peu près l'âge qu'elle aurait aujourd'hui. Avant qu'elle ne se mette à pleurer, je rouvre lentement la porte de la réserve. Je lui met le tablier dans les mains, gardant le couteau dans les miennes.

- 19 ans ? Bon, j'te prends comme commis de cuisine, tu devrais y arriver. Sois là demain matin à 10H30, sans faute. Et appelle-moi Mr Fontelli dorénavant. Ou "Chef", en cuisine.

Tout en lui montrant son son bric-à-brac, j'ajoute :

- Tu peux récupérer tes affaires. Sauf que j'garde ça, j'voudrais pas qu'tu te blesse.

Je joue deux secondes avec la pointe de son couteau. Que tu te blesse, ou qu'tu blesse quelqu'un d'autre ...